dimanche 16 mai 2010

Lettre de C. Suzzoni à propos de la réforme

Paris le 07 mai 2010
Chères collègues,
J’ai pris connaissance, par l’intermédiaire de l’association dont je suis vice-présidente, l’Apfla-Cpl, que vous aviez conviée à une réunion de concertation, des propositions qui concernent l’éventuelle réforme de l’épreuve de la spécialité lettres modernes au concours de Lyon/Sciences humaines, et je souhaitais vous exprimer ma perplexité devant l’argumentation qui inspire les « perspectives d’évolution de l’épreuve orale », dont l’essentiel repose sur ce qui serait devenu caduc dans les modalités de l’ancienne épreuve. 
je suis d’abord frappée par les étonnants paralogismes qui nourrissent cette argumentation : vous rappelez que la présence d’œuvres du 16ème siècle et du 17 ème siècle « avait pour finalité de former chez des candidats non latinistes une conscience de l’historicité de la langue et de la littérature » –dont acte…-, mais que la présence désormais de l’étude d’une langue ancienne et de la culture antique dans l’hypohkâgne  non –déterminante  « annule cette finalité ». Je remarque, au contraire, deux choses : d’une part , comme ce sera le cas à l’agrégation de lettres modernes, les étudiants ont le choix entre le grec et le latin ; de ce fait, et quelque bénéfique que puisse être pour eux une initiation à cette prestigieuse langue ancienne qu’est le grec, il ne s’agit en aucun cas de ce « continuum » que constitue le latin, langue ancienne du français ; ce que vous avanciez , à juste titre, comme « la nécessité d’une conscience de l’historicité de la langue », n’est donc plus assuré ; d’autre part, si l’on veut bien se souvenir que la filière dite littéraire dans le secondaire, ne fait, non plus, aucune place à un latin obligatoire, il semblerait plus que jamais nécessaire qu’une épreuve de spécialistes comporte l’approfondissement d’un savoir qui constitue une partie fondamentale de la légitimité scientifique de ce cursus. L’on s’achemine donc vers une préparation qui, du secondaire jusqu’à l’agrégation incluse, sera, pour certains, sans doute de plus en plus nombreux, complètement coupée de l’amont de la langue ; je me suis déjà exprimée sur cette « curiosité » d’une agrégation de lettres modernes, avec un latin devenu optionnel. Le débat n’est certainement pas clos, d’autant que la chose s’étant décidée pour ainsi dire en catimini, beaucoup, qui ne sont pas forcément du sérail –mais ce n’est pas non plus forcément dans le sérail que les intérêts de nos études littéraires sont aujourd’hui le mieux défendus…-, commencent seulement à l’apprendre, et à s’étonner à leur tour. Il se peut que vous ayez souhaité entériner, en l’anticipant à ce stade du concours, cette   « curiosité ». Pourquoi pas, mais il faut alors revoir votre argumentaire.
Je suis peut-être davantage étonnée, j’oserais dire un peu consternée, par la philosophie plus générale qui inspire ce projet de réforme. Vous prétendez d’une part le défendre au nom d’une « modernité » qui serait susceptible de rendre l’option plus « attractive » face à ces options concurrentielles que sont les Arts du spectacle, les Arts plastiques, le Cinéma, la Musique. J’avoue ne pas comprendre ce raisonnement qui consisterait à faire basculer Montaigne, pour ne citer que lui, du côté des « œuvres du passé », étude d’un passé qui, dites –vous, serait paradoxale pour « une épreuve spécifique de Lettres modernes » !!! Je ne sais pas quelle idée vous vous faites de la modernité, mais il me semble, si l’on s’en tient à cet exemple de Montaigne (ou Cervantès ou Shakespeare, puisque vous parlez de littérature européenne), que c’est bien cet auteur qui serait le plus à même d’initier des optionnaires de lettres modernes à une modernité littéraire, comme l’attestent, de fait, les ouvrages critiques qui lui sont consacrés par ceux-là mêmes qui se trouvent de plain pied avec la modernité. Et prétendre de surcroît, et pour finir, que cette « modernisation » serait « véritablement en accord avec l’évolution actuelle des études littéraires » me paraît on ne peut plus mystérieux : de quelle « évolution » s’agit-il ? Nous aurait-il échappé, dans le paysage critique contemporain, un ouvrage important de théorie littéraire, une somme, qui autorise le jury de lettres modernes à des conclusions aussi hâtives ? J’ajoute que très curieusement, ce même jury prend pour exemple ces options concurrentielles qui, elles, « affichent clairement leur dimension artistique » : pourquoi alors ne pas en faire autant, et afficher nous aussi notre dimension littéraire, qui ne sort pas grandie de se négocier en termes de plus ou moins grande proximité avec « les aspects les plus modernes de la littérature ». Est-ce bien la peine de faire lire à nos étudiants, Gérard Genette, Jean Starobinski, Antoine Compagnon, Michel Charles, si l’on doit pour finir défendre une vision aussi naÏvement moderniste de la littérature ? Je ne suis pas sûre qu’elle soit d’ailleurs la philosophie des candidats : pour avoir, nous aussi, discuté avec eux, nous savons que beaucoup des étudiants de cette filière sont au contraire de plus en plus intéressés par les auteurs des 16ème et 17ème siècles, et entre autres raisons- parmi lesquelles le réel intérêt pris à des œuvres dont ils ne soupçonnaient pas la richesse - pour la solidité, la variété, la « modernité » des outils critiques dont ils disposent pour mener leurs travaux et qu’ils ont expérimentés dans leur année de préparation à cette épreuve. En tout état de cause, quand il s’agit de relégitimer une filière qui se raréfie, il est certes urgent de se pencher sur le problème, mais les solutions apportées ne sont jamais bonnes si elles consistent essentiellement à alléger imprudemment les exigences en matière de savoir. Nous persistons à dire-car loin de nous la pensée qu’il faille faire « plancher » nos candidats sur des œuvres confidentielles- que la présence systématique d’un essai de Montaigne au programme de cette spécialité-car, enfin, il s’agit bien d’une spécialité ?- serait le meilleur garde fou pour ne pas s’enferrer dans un faux débat où le risque pointe à l’horizon d’une molle et intempestive querelle des Anciens et des Modernes, ou d’une non moins inopportune scission entre antiquisants et françisants. Il me semble d’ailleurs que ni les Anglais, avec Shakespeare, ni les Espagnols avec leur Siècle d’Or, quand il s’agit de former des spécialistes de la littérature, ne sont prêts à faire pareilles concessions à l’air du temps, et surtout pas au nom de la « modernité ». Pas plus sans doute que les optionnaires anglicistes ne semblent prêts à renoncer à Shakespeare ?
Peut-être suis-je en train d’exagérer les risques que je crois déceler dans ce volet de votre projet de réforme, mais il est malheureusement trop en cohérence avec d’autres dérives en cours, qui n’ont pu être jugulées, pour que l’on n’y soit pas sensible. 
Je dois dire que les inquiétudes que suscitent certaines des propositions de ce projet, ajoutées à celles causées par les nouvelles modalités de l’épreuve de dissertation, sont bien plus fortes que l’indignation causée par la coquille dans la citation du sujet de composition française proposé à nos candidats : cet impair est certes regrettable, mais pour terminer sur une note un peu ludique, je dirai d’abord que les réactions de l’APPLS, pour attendues et bienvenues qu’elles soient, le seraient davantage si d’autres réactions, à mon sens plus fondées quand il s’agit de réagir sur des problèmes de… fond , se manifestaient avec la même solennité ou la même fermeté, en l’occurrence, à propos des propositions que vous faites concernant les épreuves de spécialité Lettres modernes ; d’autre part, il me semble que cette  malheureuse « affectation » assure à ce sujet, dans son exactitude binaire et antithétique, trop proche, peut-être, d’une thématique stéréotypée de question de cours, une subtile « coloration » qui peut avoir inspiré d’une manière féconde nos candidats…
Je vous remercie, chères collègues, pour votre aimable attention, et vous adresse mes cordiales salutations.


Cécilia Suzzoni, professeur de chaire supérieure au lycée Henri IV, vice-présidente de l’Apfla-Cpl



Réponse de Catherine Volpilhac, par courriel , le 10/05/2010
Chère collègue,
Je vous remercie de cet envoi dont nous ne manquerons pas de tenir compte pour notre réflexion.
Avec l’expression de mes cordiales pensées .
Catherine Volpilhac-Auger